[Dorian] With our sunglasses on to our favorite songs

Son rendez-vous de la semaine avec le psychiatre. Dorian l’attend toujours avec impatience, même s’ils ne se parlent pas toujours, même s’il se contente de répondre furtivement aux questions que le spécialiste lui pose. Ca ne lui fait pas du bien de se remémorer ce qui a pu se passer en Afghanistan, la manière dont sa mission s’est terminée, ni la mort de sa coéquipière Thea, mort dont il ne s’est pas remis, perte dont il n’a jamais vraiment parlé. Il y a bien Fabian, son meilleur pote, mais comme s’il avait peur qu’avec un verre de trop, celui ou celle à qui il fera part de ce qui s’est passé, dévoilera tout sans se poser de questions, Dorian préfère se taire. D’après son psychiatre, c’est un vrai problème que de rester dans le silence. Ca l’empêche d’avancer, de travailler sur sa culpabilité qu’il ne devrait pas ressentir. Pourtant, il la ressent, toujours un peu plus chaque jour, parce que lui est là et qu’elle non. Parce que lui vit, ou survit, et qu’elle a laissé son âme quelque part dans une pièce où on lui a ôté la vie sans ménagement. Il ne trouve pas ça anormal de se sentir fautif, le contraire le serait et il n’en démord pas. L’homme se regarde à travers son rétroviseur, passe ses doigts sous ses yeux cernés, puis après avoir soufflé un coup, pour se donner du courage, sort du véhicule avec la ferme intention de renouveler son ordonnance. Il est en manque de médicaments, comme il est en manque de cigarettes. Il en traîne une au fond de son paquet qu’il récupère et qu’il coince entre ses lèvres, l’allume en marchant vers le bâtiment, avant de se faire arrêter par une voix qu’il connait que trop bien. Une voix qu’il aime entendre lorsqu’il se rend ici. Une voix qui le rend aussi dépendant que toutes les merdes qu’il goûte pour aller mieux. Cette fille, un peu paumée, tarée sur les bords, qui a aussi un sérieux problème au point d’aller en causer deux mots à un psychiatre qui ne lui apportera pas plus qu’à lui, cette fille a créé chez lui une dépendance aussi. Finalement, c’est peut-être elle, son rendez-vous de la semaine. Avec ses cheveux roux, son sac flashy, ses petites mimiques ou toutes les bêtises qu’elle peut lui sortir, Maggie est presque similaire à un médoc’. Peut-être est-elle aussi néfaste, d’ailleurs, il n’en sait trop rien. Elle le motive à pomper tout son fric dans des séances quotidiennes dont il n’a finalement pas besoin. Une par mois suffirait. « T’as pas trouvé mieux comme connerie aujourd’hui ? » qu’il dit, en s’approchant, un sourire au coin des lèvres. Il se pose sur son muret, attrape les jambes de la rouquine et les place sur les siennes qu’il étale en avant. « Alors, ça va être quoi aujourd’hui comme discussion ? Pourquoi le soleil t’a tapé autant sur la tête ? Ou la chrono de ton adolescence ? » Il touche du doigt le sac qu’elle a emporté avec elle, tout en tirant une taffe. Il est presque sûr qu’ils arriveraient à se faire une thérapie à eux deux. Un patient entre dans le bâtiment, attisant son intérêt. « T’sais qu’il m’a demandé des nouvelles de toi la semaine dernière, ce gars ? J’crois bien que ton air aussi déluré a dû sérieusement l’atteindre. » Il se souvient de lui, dans la salle d’attente, à dévisager Magali. Il se souvient de son sourire débile sur le visage.

Solitude rompue par sa seule présence, l’éclat d’un sourire vient étirer ses lèvres, la Magali bruyante qui se fait, soudainement, silencieuse en le regardant s’approcher, évoluer dans la lueur d’un soleil qui s’éteint un peu, nuages de coton qui le garde prisonnier derrière leur rondeur. Ses mains claquent l’une contre l’autre, ses doigts qui pianotent le vide et la tête, rousse, couleur feu, qui se balance en arrière alors qu’elle rit légèrement; la petite folle va déjà mieux. La présence du Dorian mystère parvient à faire l’effet escompté; peut être que les âmes brisées se retrouvent, inconsciemment et parviennent, avec douleur, à se recoller un peu. C’est touchant, ce naturel qu’il a de s’asseoir près d’elle, comme si Magali existait vraiment, comme si sa présence avait une valeur dont elle ignore tout. Rôle inconnu qu’elle accepte, son corps en chiffon qu’il manipule en posant ses guiboles fines sur ses les siennes, solides. Folie héréditaire qui se mêle à celle de la culpabilité violente. « Je n’ai pas mieux, non. Tu es déçu? » Ton enfantin, gamine susceptible qui reprend de sa prestance et agite doucement les pieds, admirant l’élégance du mélange de couleur; l’arc-en-ciel de ses collants sur la sobriété de son jean. Mains sur la pierre, penchée en arrière, Maggie observe le ciel, perdue quelques secondes dans les méandres d’une pensée qui n’aboutit jamais, ou alors pas sur quelque chose de précis, de clair, d’intéressant. Sa logique dévie, sautille à cloche-pied d’un songe à un autre, sans s’arrêter, cheminement improbable qui la ramène avec une étrange simplicité vers la conversation qui se profile. Sourire élargit, rire à gorge déployé. « Le soleil n’a pas de bras, il peut pas me taper. Tu l’imagines, avec un marteau, ça serait ridicule.. Des grands bras fins et pas de jambes.. Paupières closes, haussement d’épaules. Et puis je ne retiens jamais les dates.. Et toi on risque probablement de te demander quel intérêt tu trouves à discuter avec une cause perdue. » Regard qui se libère des paupières, cils qui battent et pupille vibrantes. L’amusement dans l’intonation, le sérieux qu’on ne trouve jamais vraiment dans sa voix légère, seulement, parfois, au détour d’un rictus qui s’efface vite. Sourcils froncés, nez retroussé, Magali se redresse, appuie ses mains sur l’épaule de Dorian pour poser son regard sur l’intéressé, bonhomme dont elle n’a jamais aucun souvenir. Sourcil arqué, elle penche la tête et pince doucement la joue de son camarade au coeur abimé, malade de la vie. « Je le connais ? » Cerveau trop actif, toujours en travail, qui l’oblige à perdre volontairement des bribes de souvenirs, de rencontres inintéressantes, sacrifiées pour vider l’espace de sa mémoire sensible. « Je l’ai vu te sourire aussi, peut être que je ne suis qu’une excuse pour t’approcher. » Hilarité tremblante et Magali repose ses mains en arrière, se maintient à moitié assise, regard rivé sur le visage de Dorian. « A quelle heure tu as rendez-vous ? » A quelle heure je vais devoir me retrouver toute seule en attendant mon tour ?

« Non. » Un sourire, sincère. Ca va exactement avec la rouquine qu’il connait, qui est complètement barrée, qui le fait sourire, qui arrive à rendre les séances un peu moins longues, un peu moins contraignantes. Dorian ne se lassera jamais de toutes les absurdités qu’elle ose sortir, de son ton enfantin, son air de gamine sur ce visage de femme. Parfois, il a l’impression qu’une enfant est emprisonnée dans ce corps qui grandit, qui est attirant, ce corps que des hommes rêveraient de toucher, ou même l’effleurer, comme il le fait là avec ses jambes qu’il caresse, passant d’une couleur à une autre sur son collant multicolore. « Tu ne le vois donc pas ? Il a pourtant ce marteau qui s’écrase sur nous à chaque fois qu’il pointe le bout de son nez. C’est pour montrer qu’il est là, pour ne pas se faire oublier. Et ça marche, ça justifie les rougeurs sur ton visage à force d’avoir laissé ton visage à découvert, face à lui. » Il n’en revient pas lui-même de ce qu’il vient de dire. C’est du n’importe quoi. Pourtant, ça lui plaît de rentrer dans son jeu. « Toi ? Parce qu’entre causes perdues, on se comprend, il y a toujours moyen de faire quelque chose et on n’emmerde pas le reste du monde, les gens normaux, ceux qui n’imaginent pas un soleil avec des jambes. » Ceux qui ne vont pas chez le psy une fois par semaine dans l’unique but de voir une petite rouquine et tenir une conversation qui ne durera pas toute la journée, au lieu de lui demander son numéro de téléphone pour reprendre la conversation ailleurs, faire des économies par la même occasion. Ca lui a effleuré l’esprit et il s’est ravisé. C’est son courage dont il est question. S’il la voit ailleurs, il baissera les bras, ne viendra plus voir ce psy et peut-être que ce ne serait pas un mal… Ce spécialiste ne l’aide pas à avancer des masses. A part prendre son fric, il ne lui est pas très utile. Un haussement d’épaules. « J’en sais rien. » Il tire une taffe de sa clope, une dernière qui dure longtemps, puis la jette au sol, l’écrase. « Tu n’as pas dû lui parler, mais… Lui, il te parle avec les yeux, il t’envoie des signaux de détresse, te demande silencieusement de ne plus le torturer, de venir à lui, de le libérer d’une manière agréable. » L’approcher, lui ? Dorian balaye cette possibilité d’un geste de la main. Non, bien sûr que non, ce n’est pas envisageable. « Non, impossible. Il se sert de moi comme intermédiaire pour te faire passer son message, pour te faire comprendre qu’il te trouve bien gaulée et qu’il ne serait pas contre aller jouer à la marelle ailleurs que dans ce cabinet. Es-tu intéressée ? » Il jette un œil à sa montre, à contrecœur. S’il pouvait, d’un coup de baguette magique, il figerait le temps qui passe, juste sur le moment, pour ensuite l’accélérer et le ralentir lors des moments moins difficiles que d’autres. « Dans trente minutes. » Il éloigné les jambes de la rouquine, place les siennes une de chaque côté du banc et l’incite à enrouler ses jambes autour des siennes, pour la ramener plus proche de lui. « Que vas-tu faire pendant une heure, à attendre que ma séance se termine ? »