(Maona) Pause déjeuner

Il est midi vingt lorsque je me gare sur le parking de l’entreprise. Gaël sort avec nos dossiers dans les mains. Il me tend les miens et commente l’avancée des travaux à Bayonne. Les gars ont bien avancé, ne se laissent pas distraire et il n’y a aucune mauvaise surprise dans ce qui a déjà été fait. C’est une boîte extérieure avec laquelle nous n’avons pas l’habitude de travailler, mais les tarifs étaient plus abordables. La crainte que ce soit moins bon était là, mais nous sommes positivement surpris. Si tout se passe bien, il est fort probable que nous ferons encore appel à eux. Nous montons au deuxième et l’on s’arrête face au bureau où travaillent Maona, Line et Jeremy qui a une main sur le bureau de Maona, qui est penché vers ce qu’elle fait. Ils sont encore en train de bosser à l’heure de pause, mais ce n’est pas ce qui me marque le plus, mais plutôt de la voir là. C’est son premier jour depuis qu’elle a tout arrêté… C’est un plaisir de la voir de nouveau dans des croquis, reprendre là où elle avait arrêté ses études. Les choses sont en train de rentrer dans l’ordre. « Au fait, ton coup de fil de tout à l’heure, c’était l’agence immobilière de Nice ? » J’acquiesce d’un signe de tête, alors que Line relève la tête en entendant la voix de Gaël, dans le couloir. « Tu as obtenu un rendez-vous ? » « Oui, on en parle en début d’après-midi. » Gaël acquiesce d’un signe de tête et passe la tête dans le bureau pour souhaiter bon appétit à ceux qui s’y trouvent. « Tout s’est bien passé ? » demandé-je, en entrant à l’intérieur. Mon regard se perd dans celui de Maona, mais Line se place juste en face de moi. « Ca a été. Il y a comme eu quelques erreurs dû à ses débuts dans le métier, mais j’ai repris les choses en main. Il n’y a donc aucun problème. » J’observe Mao du coin de l’œil, la sens un peu tendue, mais une nouvelle fois, Line reprend en posant une main sur mon bras. « J’ai cru entendre que tu avais des nouvelles de Nice ? » « Oui, je- » « Alors ? Ils ont aimé notre réponse à leur projet ? » J’affiche un large sourire, amusé par tant d’entrain. Line ne tient plus en place, comme à chaque fois qu’elle s’investit dans un dossier. Celui-ci lui tient à cœur et je peux le comprendre. C’est un projet important. La société immobilière souhaite partir sur des constructions à plusieurs endroits et nous avons longuement travaillé sur les plans. « Tu as quelque chose de prévu ce vendredi ? Le rendez-vous est pris ce jour-là. Le mieux serait de partir jeudi soir. Gaël t’accompagne. » « Et toi ? » J’entrouvre la bouche et lâche un soupir. Elle me prend au dépourvu. « On en reparle. » J’aurais aimé en parler à Maona avant et m’absenter plusieurs jours, sans elle… Ca ne me fait pas autant envie que lorsque je ne l’avais pas dans ma vie. Je me dégage de Line, pose mes mains sur le bureau où il y a quelques esquisses. « Je t’embarque pour déjeuner, tu es prête ? » Elle m’a manqué. Qu’elle soit ici, près de moi, ne change rien au fait que lorsqu’elle se trouve loin de moi, Maona me manque, sa peau que je ne peux toucher à ma guise d’autant plus. Je me fais violence pour ne pas m’approcher afin de garantir une bonne ambiance entre elle et ses collègues.

« Ca dépend. Tu souhaites prendre combien de temps ce midi ? Tu as une envie ? » Je pose ma main sur le bas de son dos jusqu’au bureau où nous entrons. J’abandonne mes dossiers sur la grande table, me tourne vers Maona et pose mes mains sur sa taille, la ramène contre moi. Nice. C’est un dossier qui importe beaucoup, mais Gaël et Line peuvent se passer de moi. Je ne suis pas toujours obligé d’être présent partout où l’on travaille. Je ne suis pas le seul à pouvoir représenter la boîte, Gaël peut très bien le faire, lui qui est mon bras droit. Je lui fais assez confiance pour ça et puis ce n’est pas la première fois que ça arrive. « Je ne sais pas. Je voulais en parler avec toi avant de donner une réponse définitive. Et puis il faut que j’en parle à Gaël cet après-midi. » Je fais glisser mes mains sur son petit ventre ; c’est pour ça aussi que ça me dérange. Si Maona ne se sent pas bien, je ne souhaite pas être à des kilomètres d’elle, être paniqué à l’idée de l’abandonner. « Ce serait pour deux jours, à peine. Jeudi soir, vendredi et nous serons de retour samedi matin. Si j’y vais, je serai là avant même que tu te réveilles, mais je n’aime pas te savoir seule. » Je préférerais qu’elle m’y accompagne, qu’elle me suive partout où je vais, notamment pour prendre le temps de visiter ces villes qu’elle n’a jamais vu. J’aimerais qu’elle profite. Je dépose un baiser au coin de ses lèvres, puis saisis quelques mèches de ses cheveux que je replace derrière son oreille. « J’hésite. Je sais que tu peux te débrouiller, mais l’idée de te laisser derrière moi… Ca ne me plait pas. » Ca a été un enfer lorsque nous avons été séparé, lorsqu’elle était sur Lyon et moi à Biarritz. C’est différent, elle est bien en sécurité, elle se porte bien et n’a plus sa mère derrière son dos pour l’embêter et tout décider. Solange n’a plus aucun pouvoir sur Maona et je n’ai plus à la craindre, mais… C’est plus fort que moi. J’ai peur pour elle. Je la sais fragile. « Tu as eu des nouvelles de l’avocat pour les séances ? » Je tire sur ses mains, entrelace mes doigts avec les siens et les lève vers le haut, les bloque contre la porte que je referme avec mon pied. « Et ce matin, comment ça s’est passé ? Line est adorable. Je suis bien content que ce soit avec elle que tu travailles. Elle est douée, elle a des choses à t’apprendre. » Je n’ai jamais eu de problèmes avec elle. A chaque fois qu’elle a eu un dossier à me rendre, ou qu’elle a assisté à une réunion, elle ne m’a jamais déçu. Line s’investit, prend à cœur son travail et puis elle a une très bonne créativité et un bon coup de crayon.

« Je me doute… Mais c’est long, deux jours. » Beaucoup trop. Il peut se passer n’importe quoi en quarante-huit heures. Si encore c’était dans une ville à côté, mais Nice, ce n’est pas la porte à côté. Je me connais assez pour savoir que je l’appellerai le matin, puis en pause midi et dès que j’aurais une minute à moi pour prendre de ses nouvelles, sans compter le soir. J’hésite toujours autant. C’est de ne pas être là lorsqu’elle dormira qui me fait le plus douter. Je dors mieux lorsqu’elle est là, lorsque je la sais en bonne santé et dans mes bras, elle y a trouvé sa place. Ca me sera trop étrange de voir la place vide près de moi. « Très bien, mais j’aimerais que tu me tiennes au courant, que tu me dises comment ça se passe ici, si tu vas bien et puis je serai très vite de retour. Je m’arrangerai pour que tu nous accompagnes lors du prochain déplacement. » Ce n’est pas comme si je l’éloignais de son but premier. Je ne fais que compléter sa formation auprès de nous en la mettant un peu plus dans le bain… Et c’est une très bonne excuse pour justifier la solution à ma crainte d’être loin d’elle. « Est-ce que c’est un véritable problème de ne pas savoir ? La psychologue pourrait elle-même décider de quand elle ne t’est plus utile, plutôt que d’avoir un nombre de séances et ne pas terminer comme il faut le travail. » C’est probablement la décision la plus sensée qu’ils aient pris pour clôturer la procédure de mise sous tutelle. Maona a tellement souffert ces derniers temps que ses séances, je les vois positivement. Ca ne me déplait pas qu’il n’y ait pas un nombre bien précis. Ca semble l’emprisonner, mais ce n’est pas une si mauvaise chose. Maona s’éclipse, alors que je vérifie que j’ai bien mes clés et mon portefeuille dans mes poches. « Il y a une brasserie en face de l’entreprise, tu ne veux pas y aller ? Ce sera plus simple que de commander. A moins que tu souhaitais rester au calme ? » Dans ce cas, je dois avoir quelques brochures. Je fouille dans mes tiroirs et en trouve deux. Une italienne, l’autre mexicaine. « C’est une agence immobilière qui souhaite construire des immeubles, des appartements neufs, grands, mais accessibles pour tous et écologiques. Il y en a sept et font tous quatre étages. Il y a dix appartements par étage. C’est Line qui est tombée dessus, par hasard, en passant quelques jours sur place. Nice est sa ville de naissance. » C’est la première fois que nous travaillons là-bas. Ca lui tenait plus à cœur que le reste. « Elle a commencé à faire des plans pour nous présenter le projet. Avec tout ce qu’on a en cours, elle savait que ce serait délicat, mais on a fini par le prendre. Elle te montrera les maquettes, je lui en toucherai deux mots. » Je m’avance vers ma petite femme, lui présente les deux brochures et dépose un baiser sur sa joue. « Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? » Elle me l’a dit, me l’a confirmé, mais peut-être que c’est seulement pour me faire plaisir, qu’elle n’a pas vraiment envie que je parte. « Ca ne me dérange pas de rester. Gaël peut très bien se débrouiller sans moi. » dis-je, en posant ma main sur son ventre. Je me sentirai aussi plus en sécurité.

« Je ne peux pas en avoir marre. » Si je n’avais pas des nouvelles régulièrement, je m’inquiéterais. Je serai capable de contacter le bureau pour savoir comment elle se porte. Je fais de Maona ma priorité, c’est pour ça que j’ai autant de mal à me voir partir ailleurs, sans elle. Deux jours, comme elle le dit, ce n’est pas si long, pourtant, ça me semble l’être énormément  à cause des futurs kilomètres qui vont nous séparer. Ca me rend malade rien que d’y penser. Tout au long du trajet, je ne vais faire qu’y penser et le retour aussi. Il va pourtant falloir que je me concentre sur ce que j’ai à faire. J’acquiesce d’un signe de tête. Oui, c’est un gros projet et si le rendez-vous se passe bien, si ce que nous offrons comme services correspond bien à leurs attentes, il est fort possible que ça ne nous passe pas sous le nez. « C’est tout ce qui te vient à l’esprit ? » demandé-je, un brin amusé, en penchant la tête sur le côté. Il y a autre chose qui la tracasse, peut-être ce futur déplacement et je le comprends. Si elle souhaite que je reste là, je peux, ce n’est pas un problème pour moi. Gaël et Line connaissent bien le dossier pour y avoir travaillé de longues journées dessus. Je continue à penser qu’ils peuvent se passer de moi. Je prends mon téléphone portable, commande des pâtes au saumon et au pesto pour moi, avec une bouteille d’eau et les desserts qui vont avec, puis raccroche aussitôt après avoir donné l’adresse. Très vite, je suis emporté sur le fauteuil, l’encercle de mes bras et embrasse chacune de ses mains en l’écoutant avec attention. « Je ne souhaite pas rester seulement parce que tu es seule… » C’est en grande partie pour ça, impossible de le nier. Je lève les yeux au ciel. « Je m’inquiète, c’est un fait, mais je préfère aussi être à tes côtés que dans un hôtel, ailleurs, sans toi. Les séparations, je n’aime pas ça. » Elles sont trop nombreuses. Nous n’en avons eu plusieurs et ce n’est pas seulement à cause de mes déplacements, mais pour tout autre chose. Cependant, Maona a raison, mais j’ai comme l’impression de la délaisser, de ne pas faire ce qu’il faut. Ca m’inquiète. Anna m’avait reproché mon ambition, elle m’avait reproché mes nombreuses absences, de trop me déplacer. Je n’ai pas envie de faire la même chose. Je n’ai pas envie de lui donner une raison de se réconforter dans de nouveaux bras. « Qu’est-ce que tu comptes faire pendant mon absence ? » Est-ce qu’elle verra sa meilleure amie avec qui elle se fera une soirée ? Est-ce qu’elle verra Nino ? La laisser seule, c’est surhumain. Il va pourtant bien falloir que je fasse des efforts, que je ne l’étouffe pas, que j’apprenne à étouffer mes propres craintes, mes démons, ma jalousie, pour qu’elle se sente libre de faire ce qu’elle désire. J’en fais déjà en ne regardant pas son portable lorsqu’il affiche un nouveau message sous mes yeux d’hommes que je ne connais pas. Ca me fait de l’œil, mais je me tiens éloigné de toute tentation en occupant mon esprit ailleurs. « Tu me raconteras. » Ca va passer vite, je ne cesse de me le répéter. « Sur quoi vous étiez en train de travailler avec Jeremy ? Comment tu le trouves ? » Je n’aurais jamais accepté qu’elle travaille seulement avec lui. La jalousie. La confiance. Jeremy est un homme qui a beaucoup de charme. Savoir que Line est dans les parages, ça me rassure.

Ses lèvres sur sa mâchoire me font fermer aussitôt les yeux. Ses baisers sur moi, sentir son corps contre le sien. Je ne peux m’en lasser. J’en suis dépendant, aussi bien de ça, que d’elle entièrement. Je pars dans deux jours et je sens déjà le manque s’installer, alors je profite de tout ce qu’elle me donne, de ce qu’elle me dit. Tout se passera bien. Et encore une fois, elle a raison. Un jour, ce sera son tour. J’ai toujours eu trop d’ambition pour me contenter de ma ville, il fallait que j’aille voir ailleurs, que je prenne de nouveaux projets entre mes mains et c’est ce modèle qu’elle a en face d’elle, alors forcément qu’un jour, elle aura l’envie de faire la même chose, parce que c’est plaisant de voyager par la même occasion. Il va falloir que je la laisse prendre doucement son envol. « Bien sûr. Ca t’arrivera forcément. Je te le souhaite, ma chérie. C’est très enrichissant, c’est plus qu’agréable. » Je dépose un baiser sur son épaule et resserre mon étreinte autour de son petit corps, caressant avec la paume de ma main son dos. « Mais avant que ça n’arrive, laisse-moi encore profiter de ton statut d’apprentie. » Il me plait bien. C’est encore une étudiante qui se partage entre le monde du travail et ses études, de quoi garder un œil sur elle. Ca va me plaire d’être témoin de son évolution. Je ne perds pas une miette de ce son programme pour les jours à venir et sens un sourire se dessiner en entendant le prénom de ma filleule. « Vous avez l’air de bien vous entendre elle et toi. Tant mieux. Et puis vous avez des choses en commun. Elle a appris qu’elle avait été échangée à la naissance il y a peu de temps. Un accident. » Etonnamment, elle ne l’a pas si mal pris. Je m’attendais à une réaction encore plus excessive que celle qu’elle a eu, mais j’en suis soulagé, finalement. Surtout qu’elle ne nous rejette pas. Elle aurait pu couper les ponts lorsqu’elle a su que ce n’était pas un secret pour moi, mais elle n’en a rien fait. Je crois qu’elle a compris pourquoi je n’ai rien dit. « Des… photos ? » A en voir ce petit air coquin, ce ne sont pas des photographies de ce qu’elle mangera à midi. « Ca ne m’étonne pas. Il adore ça. Tu pourrais lui montrer ce que tu as fait, il pourrait te donner un avis autre que le mien. » Le téléphone sonne et je le cale entre mon oreille et mon épaule, tandis que je pianote sur son dos avec mes doigts. C’est l’hôtesse d’accueil qui m’annonce que le livreur est à l’accueil. Je raccroche, soulève Maona et dépose un baiser au creux de son cou. « Je reviens, j’en ai pour deux minutes. Je vais à l’accueil pour notre commande et après on reparle de cette histoire de photos. Ca m’intéresse. Vraiment beaucoup. » dis-je, en m’éloignant à contrecœur. Je passe par l’accueil, récupère le sac et paie la commande. Je récupère le courrier qui est arrivé il y a peu en remerciant l’hôtesse, puis remonte. « Eneko ! » J’ai juste le temps de pousser la porte du bureau que Line m’interpelle. « Désolée, je sais que t’es en train de déjeuner, mais j’ai imprimé les billets pour jeudi. C’était les derniers, j’ai pensé que tu ne voudrais pas les rater. » Je libère ma main du courrier et saisis les billets. « Deux billets ? Pour Gaël et toi ? » Line secoue la tête. « J’en ai parlé à Gaël il y a dix minutes. Ca tombe malheureusement mal, il a un imprévu vendredi et il ne pourra pas être là. » « Un imprévu ? » « Il m’a dit qu’il t’en parlerait cet après-midi. » J’espère que ce n’est rien de grave. « Très bien. C’est parfait, merci. » Je fais un pas de plus vers le bureau, mais Line m’interrompt de nouveau. « Oh et pour l’hôtel, je m’en charge aussi. Tu n’as rien à faire, ça ira. » « Un lit simple, ça ira. Essaie de le prendre à quelques kilomètres de notre lieu de rendez-vous, qu’on ne mette pas trente minutes pour s’y rendre. Merci Line. » dis-je, alors qu’elle me souffle de ne pas m’inquiéter, qu’elle se charge de tout. Je referme la porte derrière moi, pose les billets, le courrier sur un coin de table, par-dessus mon dossier et pose le sac sur la table. « Alors, cette histoire de photos ? Tu comptes me torturer pendant deux jours ? »

Il y a un truc qui cloche. Je le sens à sa façon de me répondre. C’est vague et elle a perdu son petit air joueur qu’elle avait il y a quelques minutes encore. Je l’observe sortir son plat, tente de capter son regard. Il s’est passé quelque chose pendant mon absence. Elle a reçu un message ? Un appel ? Je ne comprends pas. Je saisis son visage entre mes doigts, la force à planter ses yeux dans les miens. « Qu’est-ce qui se passe ? » Je ne suis pas dupe. Elle pourra me dire ce qu’elle voudra pour justifier son changement d’humeur, pour ne pas m’inquiéter, m’assurer que tout va bien que je ne la croirai pas. Maona est incapable de bien mentir. Quand il y a quelque chose qui la tracasse, ça se voit dans ses expressions, dans ses mots, dans son corps que je sens tendu. « Il y a encore deux minutes, tu avais un sourire, le ton que tu employais était léger et maintenant, tes réponses sont évasives et c’est à se demander si notre conversation t’intéresse vraiment. » Ce n’est pas un reproche, c’est un constat. Maona est ailleurs. Je tire ma chaise, m’y installe et tire sur les pieds de la sienne et la ramène vers moi, ses jambes se retrouvent entre les miennes. « Tu veux bien me dire ce qui se passe dans ta tête, que j’essaie de comprendre un peu ? » Il faut qu’on communique, qu’on ne se cache pas les choses. C’est comme ça que je vois notre couple, notre mariage. Je n’ai jamais agi de la sorte avec Anna, parce que je n’avais ni l’envie, ni la force de lui expliquer ce qui se passait dans ma vie, ce qui faisait que j’étais devenu comme ça. Si dur, si excessif, à ne pas apprécier le contact avec les hommes, à prendre mes distances avec tout le monde, à ne pas m’entourer de n’importe qui. Avec Maona, c’est différent. Je ne souhaite pas de tout ça. J’ai conscience que chacun a son jardin secret, mais… Mais est-ce que ça marche vraiment avec un couple marié ? Une petite voix intérieure me souffle que non. On peut tout se dire. On n’est passé par tellement de choses et avec ce que je lui ai dévoilé de moi, mon secret, je pense qu’on peut se parler de tout, même des choses qui ne font pas plaisir. Les disputes, on connait et on survit même avec elles. C’est ce qui fait qu’on en est là, aujourd’hui. On apprend à se connaître, on ne se dit pas Amen à tout. On ne se ment pas. Je ne veux pas qu’on se mente. J’ai déjà beaucoup de mal à faire confiance, si en plus il faut que je gère ce nouveau problème… « Dis-moi. Parle-moi. Je vois bien qu’il y a quelque chose qui te tracasse. » insisté-je, en caressant sa joue avec tendresse. Je la libère de mon emprise, prends mon plat, puis prends une bouchée, en la laissant prendre le temps de s’exprimer. J’espère qu’elle le fera, qu’elle ne se renfermera pas comme une huitre. Si c’est le cas, je reviendrai dessus à un autre moment. Je ne compte pas abandonner. Elle me connaît. Elle sait que ce n’est pas mon genre.

Les hormones ? Je prête une oreille encore plus attentive à ce qu’elle essaie de me dire. Elle se lance, alors qu’elle ne semblait pas vouloir m’en parler il y a encore quelques minutes. Et lorsqu’elle évoque le problème, je tourne la tête vers la porte, comme si je pouvais voir Line, comme si je pouvais la désigner du doigt pour avoir confirmation qu’il s’agit bien d’elle dont elle parle. « Oh. » Un simple petit son témoignant de ma surprise. Je ne m’y attendais pas. J’étais loin de me douter qu’il s’agissait de ça, d’autant plus que j’ai parlé innocemment de Line à Mao il y a peu, sans me douter que ça pouvait l’atteindre. Je comprends à présent pourquoi elle s’est échappée lorsque je tenais ses mains. C’est de la jalousie, purement. J’entrouvre la bouche, prêt à parler, mais elle reprend et je décide de ne pas la couper, fronce les sourcils en tiquant sur sa remarque. J’aurais pu foncer les deux pieds joints dans sa dernière phrase, rentrer dans son jeu, parce que forcément, je ne peux pas passer à côté de ses allusions, mais il y a comme une réflexion qui ne passe pas. « Moi et ma capacité à être excessif ? » que je répète. Je le suis souvent sur bien des points, mais je ne peux pas m’empêcher de faire le rapprochement avec mes réactions, concernant son ex-petit ami. Est-ce une manière de me dire que je me suis mal comporté lorsqu’il s’agissait de lui ? « Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que tu penses que j’ai été trop excessif avec ton histoire avec Nino ? Que je suis trop excessif lorsque tu te rapproches des hommes ? Que je suis trop parano en pensant que tu peux te perdre dans les bras d’un autre dès que j’aurais le dos tourné ? C’est ça que t’essaies de me dire ? » Je crispe mes doigts sur la fourchette et la lâche finalement dans le plat. Cette remarque, elle était de trop. J’ai conscience de ne pas toujours agir comme il le faudrait, que je suis très jaloux, mais j’ai des raisons de l’être. Maona les connait. A ma place, je ne suis pas certain qu’elle me referait confiance, qu’elle réagirait mieux que ça. « Ou est-ce une manière de me faire comprendre que mon excessivité envers toi est ridicule ? Parce que moi, je ne trouve pas. Anna m’a donné des raisons de l’être. Tu m’en as donné davantage, tu m’as fait comprendre que je ne méritais pas autre chose. » C’était quoi, un reproche ? Ou une façon de faire doucement passer la pilule ? « On en vient toujours au même point, Maona. Mon excessivité, elle aurait pu s’atténuer si tu t’étais bien comportée, si tu avais su te tenir, si en même temps que de te respecter, tu m’avais respecté, moi, au lieu de quoi tu m’as donné des raisons de ne plus avoir confiance en toi. Alors maintenant, tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même et faire avec ce satané défaut, parce qu’il ne disparaitra pas. » Je me cale dans ma chaise, passe ma main sur mon visage, puis me lève en attrapant mon dossier qui traîne sur la table. Je l’amène jusqu’à mon bureau, le dépose par-dessus la pile. « Line ne m’intéresse pas. Tu n’as vraiment aucun souci à te faire. Les deux jours que nous allons passer ensemble sont strictement professionnels. » Sa jalousie, j’aurais trouvé ça adorable  et je l’aurais rassuré un peu plus que ça s’il n’y avait pas eu cette pique de trop, cette pique que j’ai en travers de la gorge, mais là, si je ne m’arrête pas de parler, je risque d’être encore plus blessant, alors je garde le silence, reste concentré sur ce dossier fermé, le temps de me calmer un peu.